Les voix du récit : fonctions textuelles et énonciatives des localisations spatio-temporelles dans le récit (2024)

1Le fonctionnement textuel des localisations spatio-temporelles dans le récit ne correspond pas toujours à la norme du français standard, oral ou écrit. Marie-José Béguelin (2002, p. 31) signale «l’existence d’une tension entre norme et usages en matière de référence spatio-temporelle. L’on peut penser que l’opposition, devenue banale, entre référence au temps/lieu du locuteur et référence à un temps/lieu fixé par le contexte, se révèle insuffisante pour justifier, avec l’exhaustivité souhaitable, la distribution des déictiques spatio-temporels en français contemporain.» Le cas le plus évident est celui du passé simple, qui est considéré généralement comme étant incompatible avec les déictiques. Cela ne s’avère cependant pas vrai dans le cas du récit de fiction, qui peut combiner passé simple et déictiques. Il en est de même du discours indirect qui, en français standard, ne peut pas comporter en principe de déictiques. Cette combinaison est cependant possible dans le récit de fiction depuis le XIXe siècle.

2Le récit, tant fictionnel que non fictionnel, présente des structures qui lui sont propres et pose donc des problèmes particuliers. Nous aborderons ici l’étude des emplois spécifiques des repérages spatio-temporels dans le récit, et plus concrètement les problèmes de divergence énonciative et de double repérage. Nous entreprendrons de classer et d’analyser les différents emplois des localisations spatiotemporelles, et notamment des déictiques, dans les différents types de textes. Le fonctionnement textuel des localisations spatio-temporelles ne peut être étudié isolément. L’emploi de ces expressions dépend étroitement de l’ancrage énonciatif de chaque récit: c’est-à-dire du fait que le narrateur utilise la première ou la troisième personne, le passé simple ou le présent de narration. Il faut tenir compte également des phénomènes liés au discours rapporté et à la notion de point de vue.

3L’étude de ce phénomène n’a pas été abordée jusqu’ici en profondeur dans son ensemble. S’il est vrai que les temps verbaux ont fait l’objet d’une réflexion théorique approfondie, les linguistes se sont moins intéressés aux localisations spatiales et temporelles de type nominal ou adverbial dans une perspective textuelle. il y a bien des études ponctuelles portant sur des emplois particuliers, mais il n’y a pas à notre connaissance d’étude d’ensemble du phénomène. Il manque également des études sur les déictiques de discours indirect libre (DIL) et les déictiques de point de vue. Marie-José Béguelin (1988, 2002) s’attache à décrire les emplois «hors norme» des déictiques qui contreviennent aux règles énoncées par les grammaires. Elle s’intéresse spécialement aux déictiques de DIL ou relevant du phénomène de la pensée représentée. Son étude, particulièrement éclairante, pose le problème et signale un certain nombre d’emplois qui seraient considérés comme déviants d’un point de vue normatif. Elle ne fait cependant pas une étude d’ensemble de la question.

4Il existe par ailleurs des études sur les localisations temporelles dans le récit fictionnel, notamment les travaux de Marcel Vuillaume (1990, 1993) ou l’étude de Mireille noël (1996) sur maintenant chez Julien Gracq, mais il s’agit toujours d’études ponctuelles.

5Un récit au passé simple est en principe incompatible avec des déictiques. Cela se déduit des travaux d’Émile Benveniste, comme le signale d’ailleurs ann Banfield (1995, p. 233), qui pose l’incompatibilité des déictiques de lieu et de temps avec l’histoire selon Benveniste, c’est-à-dire avec le plan non embrayé: «[…] à la différence des autres temps du passé, l’aoriste n’est pas compatible avec des adverbiaux comme hier ou la semaine dernière, alors qu’il l’est avec des expressions non déictiques comme le 8 avril, le matin après l’orage, etc.» Gilles Philippe (2000, p. 42) le signale également: «[La combinaison] passé simple/embrayeur est généralement considérée comme inacceptable en son principe.»

6La combinaison passé simple/déictique produit une divergence énonciative concernant le mode de repérage: le passé simple est un temps coupé de l’instance d’énonciation, il n’est compatible en principe qu’avec des localisations discursives, anaphoriques. Les déictiques, par contre, supposent toujours un embrayage et se repèrent par rapport à une instance énonciative. Ils renvoient forcément à une subjectivité, à un sujet de conscience, qu’il s’agisse du narrateur, d’un personnage ou d’une instance énonciative autre. Ils ne sont donc compatibles en principe qu’avec des temps embrayés.

7Il arrive cependant qu’un déictique temporel apparaisse dans un récit basé sur le passé simple. Le déictique se combine alors plus facilement avec un verbe à l’imparfait, mais la combinaison avec le passé simple, si elle n’est pas très fréquente, est quand même possible2:

(1) Mathilde avait de l’humeur contre le jardin, ou du moins il lui semblait parfaitement ennuyeux; il était lié au souvenir de Julien.

Le malheur diminue l’esprit. Notre héros eut la gaucherie de s’arrêter auprès de cette petite chaise de paille, qui jadis avait été le témoin de triomphes si brillants. Aujourd’hui personne ne lui adressa la parole; sa présence était comme inaperçue et pire encore. (stendhal, Le Rouge et le Noir, 1830, cité par Marcel Vuillaume 1990, p.9)

8Marcel Vuillaume (1990) décrit cet emploi des déictiques temporels dans le roman du XIXe siècle. En (1), dans un passage devenu classique, le déictique aujourd’hui se combine avec un passé simple adressa. Ce passé simple présente les événements décrits comme coupés de l’instance d’énonciation. Le déictique aujourd’hui ne se définit pas par rapport au même repère que le passé simple: il y a interférence entre deux repérages différents. le passé simple se repère par rapport au plan des événements racontés, tandis que aujourd’hui, selon l’analyse de Marcel Vuillaume, est associé au couple narrateur/lecteur et renvoie au moment de la lecture de l’histoire. Il marque un repérage temporel par rapport à la scène narrative. Cet emploi d’aujourd’hui admet la paraphrase suivante: À ce moment de l’histoire que moi narrateur je suis en train de raconter et que vous lecteur vous êtes en train de lire. Ce renvoi à la scène narrative se retrouve d’ailleurs dans le groupe nominal notre héros. Notre est narratif et équivaut à je narrateur + vous lecteur.

9Le roman du XIXe siècle, d’Alexandre Dumas, de Jules Verne, par exemple, ou de Paul Féval, présente très fréquemment le lecteur comme le témoin direct des événements du récit:

(2) Deux heures après, les souterrains de la Fosse-aux-loups présentaient un aspect inusité et vraiment solennel.
Ce n’était plus ce désordre qui remplissait la caverne, la première fois que nous avons pénétré dans la retraite des Loups.
Aujourd’hui, rangés avec méthode, masqués et armés comme pour un combat, ils formaient cercle, debout autour de la salle des vieillards.
(Paul Féval, Le Loup blanc, 1843, cité par Marcel Vuillaume 1990, p. 36)

10Pour Marcel Vuillaume, le texte met en place une véritable fiction secondaire à l’intérieur de la fiction principale. Cette fiction secondaire implique le narrateur et le lecteur, elle est de type narratif. «Un texte de fiction évoque une réalité passée, c’est-à-dire antérieure au moment où il a été écrit et, par conséquent, antérieure aussi au moment où on le lit. Mais en même temps, à la faveur de chaque lecture dont il est l’objet, il ressuscite cette réalité» (ibid., p. 12). Le lecteur est présenté comme assistant aux événements à mesure qu’ils se déroulent dans le temps. Les événements se succèdent dans le passé, mais ils coïncident aussi avec le présent de leur lecture. Cela est visible en (2) dans la première fois que nous avons pénétré dans la retraite des Loups. Nous est narratif, il est analysable en je narrateur + vous lecteur. Il en est de même pour le passé composé nous avons pénétré: il appartient à la fiction secondaire, à la narration, et non pas au plan des événements racontés. Comme le signale Marcel Vuillaume (1993, p. 98): «Le narrateur et le lecteur peuvent être décrits comme les témoins directs des événements narrés.»

11Le déictique aujourd’hui renvoie également à la narration, à la deixis de la fiction secondaire. En fait, il ne se définit pas par rapport au même repère que l’imparfait et présente encore un phénomène de double repérage.

12Il faut signaler que dans la littérature contemporaine le renvoi explicite à la fiction secondaire est très rare. En revanche, les déictiques renvoyant à la narration sont toujours possibles: aujourd’hui, hier, autrefois, tout à l’heure, etc. Le renvoi à la fiction secondaire se fait ainsi de façon implicite.

13Notons que ces déictiques ont également une fonction textuelle de structuration du récit. En (1) aujourd’hui s’oppose à jadis, et en (2) ce même adverbe s’oppose à la première fois que nous avons pénétrée dans la retraite des Loups. Le déictique permet de détacher un événement dans le continuum narratif. Il établit une opposition avec un repère temporel antérieur et marque le début d’une nouvelle séquence narrative. Sa valeur n’est plus uniquement temporelle, elle relève de l’organisation du récit.

14Le discours rapporté, comme l’on sait, constitue une représentation de la parole d’autrui. Le locuteur/narrateur intègre dans son propre discours, le discours citant, un discours autre, relevant d’un deuxième locuteur, et qui reçoit le nom de discours cité. Il dispose, pour ce faire, de plusieurs procédés.

15La citation au discours direct suppose que le locuteur primaire dissocie les deux situations d’énonciation, citante et citée. Il y a deux situations d’énonciation distinctes: le discours direct conserve les repérages déictiques – je, tu, ici, maintenant – et les marques de subjectivité.

16Le discours indirect (DI), en revanche, ne conserve pas la situation d’énonciation du discours cité. Celui-ci est intégré dans le discours citant. Le DI n’implique qu’un seul locuteur. Dans un récit à la troisième personne, c’est le narrateur qui est censé prendre en charge l’ensemble de l’énonciation. Il s’agit là d’une norme contraignante qui n’admet pas en principe d’exceptions. Il arrive cependant qu’un récit présente dans un discours indirect des déictiques renvoyant au locuteur secondaire:

(3) Le lendemain était le jour de la rentrée des classes. À sept heures, il y avait déjà deux ou trois gamins dans la cour. J’hésitai longuement à descendre, à me montrer. Et lorsque je parus enfin, tournant la clef de la classe moisie, qui était fermée depuis deux mois, ce que je redoutais le plus au monde arriva: je vis le plus grand des écoliers se détacher du groupe et s’approcher de moi. Il venait me dire que «la jeune dame des sablonnières était morte hier à la tombée de la nuit».
Tout se mêle pour moi, tout se confond dans cette douleur. Il me semble maintenant que jamais plus je n’aurai le courage de recommencer la classe. (Alain - fournier, Le Grand Meaulnes, [1913] 1932, p. 321)

17Il s’agit d’un récit basé sur la combinaison je + passé simple, ce temps alternant avec un présent de narration. Nous nous intéresserons ici au déictique hier dans Il venait me dire que «la jeune dame des Sablonnières était morte hier à la tombée de la nuit». L’usage des guillemets semble renvoyer à un discours direct, mais en fait le verbe de parole dire suivi d’une complétive nous oblige à interpréter le discours cité comme du DI. Par ailleurs, le plus-que-parfait était morte est un temps discursif, qui s’aligne sur le repérage du récit, et qui constitue également la marque d’un discours indirect. Il s’agirait donc d’un DI, mais qui présente des guillemets, ainsi qu’un déictique. C’est en fait une forme mixte de discours rapporté. Selon la norme nous nous serions attendus à trouver la veille à la place de hier. Ce déictique hier renvoie à la situation d’énonciation du discours cité. Il laisse entendre la voix de l’écolier, le locuteur secondaire, parlant à partir de son présent. Il s’agit là d’un phénomène très proche du discours indirect libre. Le déictique provoque un décalage temporel. Il a une fonction textuelle dans la mesure où il permet la transition à une séquence au présent de narration.

18Il ne s’agit pas là d’un cas isolé, mais bien d’une structure qui apparaît avec une certaine fréquence dans le récit. L’on en trouve des exemples chez Victor Hugo comme chez Gustave Flaubert. Voici un exemple chez Marcel Proust:

(4) Le ministre espagnol (non sans que je rencontrasse, en route, le valet de pied persécuté par le concierge, et qui, rayonnant de bonheur quand je lui demandai des nouvelles de sa fiancée, me dit que justement demain était le jour de sortie d’elle et de lui, qu’il pourrait passer toute la journée avec elle, et célébra la bonté de Madame la duch*esse) me conduisit au salon où je craignais de trouver M. de Guermantes de mauvaise humeur.
(Marcel Proust, Du côté de Guermantes II, 1921 [1961], chap. 2, p. 422)

19En (4), le discours du valet de pied est intégré dans le discours citant du narrateur de À la recherche du temps perdu, basé sur la combinaison je + passé simple. Il s’agit donc d’un discours indirect. Le déictique hier introduit un décalage temporel, ainsi qu’une divergence énonciative. Il renvoie au présent du locuteur secondaire. Ce phénomène est analysable dans une perspective polyphonique: la voix du narrateur et celle du personnage sont ainsi inextricablement mêlées. Le discours cité s’aligne sur le repérage du récit, mais le déictique laisse entendre à la fois la voix du personnage, parlant à partir de son présent.

20Le DIL constitue une forme complexe de discours rapporté. Il est caractérisé par l’indépendance syntaxique. Il n’est pas introduit par un verbe de parole suivi d’une proposition subordonnée, et c’est en ce sens qu’il est dit «libre»: la subordination caractéristique du DI y est absente. Il est proche cependant du Di en ce qu’il aligne son repérage sur celui du discours citant. La situation d’énonciation du discours cité est en principe effacée. Les temps verbaux perdent leur autonomie énonciative et sont soumis au système de référence du discours citant. En principe les déictiques du discours cité perdent également leur autonomie, comme c’est le cas pour le Di. Cependant le DIL peut contenir des déictiques renvoyant au temps et au lieu du locuteur secondaire.

(5) Regimbart prenait son chapeau. – «Comment, vous me quittez?» – «Sept heures!» dit Regimbart.
Frédéric le suivit. Au coin de la rue Montmartre, il se retourna; il regarda les fenêtres du premier étage; et il rit intérieurement de pitié sur lui-même, en se rappelant avec quel amour il les avait si souvent contemplées! Où donc vivait-elle? Comment la rencontrer maintenant? la solitude se rouvrait autour de son désir plus immense que jamais!
(Gustave Flaubert, L’éducation sentimentale, [1869] 1945, t. 1, première partie, p. 53)

21L’imparfait de Où donc vivait-elle? Est un temps discursif, il se repère par rapport aux passés simples du récit. Par contre, le déictique maintenant renvoie au présent du personnage de Frédéric et laisse transparaître la voix de celui-ci. Le DIL transpose ici un déictique du discours d’origine, le même que Frédéric aurait employé dans son discours: Où donc vit-elle? Comment vais-je la rencontrer maintenant?

22L’emploi de maintenant donne accès à la subjectivité de Frédéric, qui parle à partir de son présent. L’emploi du DIL permet de mélanger la voix du narrateur et celle du personnage. Le DIL estompe la frontière entre le récit et le discours cité: les paroles du personnage s’intègrent dans la trame narrative, la continuité entre les deux types de séquence étant facilitée par le repérage des temps verbaux. L’apparition d’un déictique dans ce contexte constitue une divergence énonciative: le déictique est une marque de subjectivité du locuteur cité et a pour fonction de laisser entendre la voix du personnage.

23Nous dirons donc que ce maintenant est un déictique de DIL. Il y a peu d’études portant sur cet emploi. Michèle Perret (1994) signale le phénomène assez rapidement. Marcel Vuillaume (1990) met en parallèle les déictiques renvoyant à la scène narrative et les déictiques de DIL. Les deux phénomènes sont attestés dans le récit de fiction. Dans les deux cas il y a juxtaposition abrupte de deux systèmes de référence différents, renvoi à un sujet de conscience et à un présent qui n’est pas celui du récit. La ressemblance s’arrête cependant là. Les déictiques renvoyant à la scène narrative relèvent de la subjectivité du narrateur, tandis que les déictiques de DIL renvoient aux propos ou aux pensées d’un personnage et s’intègrent dans un discours rapporté.

24Dans un récit, le DIL peut présenter également des localisations spatiotemporelles à référence discursive:

(6) Rose-Marie l’accueillit. Elle promit de l’aider de ses conseils et de sa modeste influence. Qu’il revienne le lendemain, elle aura parlé au maître; ils verront ensemble ce qu’il convient de faire […].
(Louis Artus, La maison du sage (Histoire d’un crime), 1920 cité par Marguerite Lips 1926, p. 73)

25Le lendemain est ici une localisation temporelle à référence discursive insérée dans un DIL: il s’aligne sur le repérage du récit et se repère par rapport au temps des événements racontés. Dans le discours d’origine, le personnage de Rose-Marie aurait dit: Revenez demain, j’aurai parlé au maître; nous verrons ensemble… Le DIL ne conserve pas obligatoirement les déictiques du discours d’origine. Remarquons par ailleurs que nous avons affaire en (6) à une forme mixte de DIL. Le repérage des temps verbaux – futur simple et futur antérieur – ne se fait pas par rapport au temps des événements racontés, par rapport au récit au passé simple. Ce sont en fait les temps du discours direct d’origine, à valeur déictique, qui sont conservés ici. Le futur est un futur par rapport au présent du locuteur secondaire Rose-Marie. Le DIL est annoncé par un discours narrativisé elle promit de l’aider… Il est marqué par ailleurs par les pronoms de troisième personne il, elle, ils qui transposent les déictiques je, nous. Mais les temps verbaux sont ceux du discours direct. En fait si l’on rétablit les embrayeurs de personne je, nous, l’on obtient un discours direct ou un discours direct libre (DDL): J’aurai parlé au maître; nous verrons ensemble ce qu’il convient de faire…

26Le lendemain est pris en charge par le narrateur et laisse entendre la voix de celui-ci. Le déictique demain aurait été possible dans le DIL. Il aurait donné une plus grande présence à la voix du personnage de Rose-Marie. La présence de déictiques dans le DIL résulte donc d’un choix et correspond au dosage des voix qui s’y entremêlent: celle du narrateur et celle du ou des personnages. Comme le signale Dominique Maingueneau (2003, p. 131): «En fait, le discours indirect libre présente des visages très divers, oscillant entre ces deux pôles extrêmes que sont, d’un côté, le discours dominé par le narrateur et dépourvu des marques de subjectivité du locuteur cité, de l’autre un discours proche du discours direct, où la voix du personnage domine largement celle du narrateur.»

27L’exemple (7) illustre ce deuxième cas de figure:

(7) […] des rideaux rapprochés, reconnut l’Anglaise rousse, la Forbes en excellente santé, qui faisait des grâces à une longue quinquagénaire au menton démesuré, en compagnie de laquelle elle s’assit peu après sur le canapé de rotin adossé au rebord de la fenêtre. il se rapprocha.
[DIL3 Mais oui], s’exclamait Mrs Forbes, [elle connaissait très bien Alexandre de Sabran qui leur avait si souvent parlé de son oncle, le colonel, attaché militaire à Berne! Comme le monde était petit! Qui aurait pu penser qu’elle rencontrerait à Agay la propre tante de cher Alexandre qu’elle voyait si souvent à Rome, qu’elle adorait, qui pour elle et son mari était tout simplement Sacha dear, un garçon absolument délicieux que d’ailleurs l’ambassadeur estimait beaucoup, elle le tenait du cher ambassadeur lui-même! Oh, dès ce soir, elle écrirait à Sacha qu’elle avait eu le plaisir de faire la connaissance de sa tante! Ainsi donc le colonel de Sabran suivait en ce moment les manœuvres de l’armée suisse? Comme c’était intéressant !]
[DIL Évidemment en sa qualité d’attaché militaire, il y était bien obligé], sourit-elle, suçant un sucre d’orge social. [DIL l’armée, ah comme elle adorait l’armée !] soupira-telle, palpitant des paupières. [Ah, l’armée, l’honneur, la discipline, les vieilles traditions, l’esprit chevaleresque, la parole d’officier, les charges de cavalerie, les grandes batailles, les géniales stratégies des maréchaux, Les morts héroïques! Il n’y avait pas de plus belle carrière! Ah, si elle avait été homme! Quoi de plus beau que de vouer sa vie à la défense de la patrie! Car il y aurait toujours des guerres, malgré les parlotes de la société des nations. Et le colonel viendrait bientôt la rejoindre?] demanda-t-elle avec un regard brillant de sympathie. [DIL Dans trois jours? son mari et elle seraient ravis de faire sa connaissance et de lui donner des nouvelles fraîches de Sacha dear.]
Sur quoi, elle proposa à Mme de Sabran de se désaltérer […].
(Albert Cohen, Belle du Seigneur, 1968, p. 632-633)

28Le récit à la troisième personne et au passé simple alterne avec de longs passages au DIL. Dans ces passages, le système des temps est aligné sur le repérage du récit. La voix du personnage prend cependant une très large place dans ces séquences au DIL. Cela est rendu possible par un certain nombre de procédés linguistiques: d’abord la présence de déictiques de DIL: dès ce soir, en ce moment, dans trois jours? La voix du personnage est particulièrement présente aussi à travers la profusion d’énoncés exclamatifs et interrogatifs. Mais oui! Correspond autant au DIL qu’au DDL. Il y a finalement les expressions chères Alexandre, Sacha dear, le cher ambassadeur qui reprennent des termes employés par le locuteur cité, Mrs Forbes, que le narrateur ne prend évidemment pas en charge. Nous dirons avec Jacqueline authier-Revuz (1995) que ces termes sont employés en modalisation autonymique: le narrateur intègre ces propos dans son propre discours, mais il refuse de les prendre en charge et en laisse la responsabilité au seul locuteur cité.

29Voyons un emploi parallèle des déictiques, possible dans le roman moderne:

(8) […] Adrien Daume sourit humblement à saulnier, l’entendit à travers un brouillard qui lui parlait du temps magnifique qu’il avait fait aujourd’hui, puis de la jolie petite maison de campagne qu’il venait d’acheter à Corsier. [DIL Ah, la nature, il n’y avait que ça de vrai, le grand air c’était essentiel pour la santé, et puis pas de bruit]. L’huissier tenait à être aimable avec ce jeune homme qui était peut-être en passe d’être attaché au cabinet. adrien écoutait, sans les comprendre, les aimables propos de Saulnier qui, s’étant assuré un allié futur, et un protecteur possible, retourna à son roman.
(Ibid., p. 87)

30Le déictique temporel aujourd’hui n’est pas inséré ici dans un DIL, mais dans un discours narrativisé. Le discours narrativisé – signalé par Gérard genette (1972), comme l’on sait – est un phénomène proche du discours rapporté. C’est ici le verbe de parole parler qui signale qu’il y a bien eu un discours qui a été tenu par un locuteur autre, mais ce discours n’est pas verbalisé, il n’est pas rapporté de façon explicite par le narrateur. Le déictique aujourd’hui est cependant analysable comme les déictiques de DIL. Inséré dans un récit au passé simple/imparfait, dans un plan non embrayé, le déictique marque une divergence énonciative et référentielle. Il permet au narrateur de laisser entendre la voix d’un personnage parlant à partir de son présent.

31Les éléments subjectifs présents dans le récit – notamment les modalisations et les déictiques – renvoient à un sujet de conscience, à une subjectivité. Ils permettent l’identification d’un sujet de conscience qui vient valider leur ancrage énonciatif. C’est ainsi qu’ils permettent l’introduction d’un point de vue, que cela soit celui d’un personnage ou du narrateur.

32Nous utilisons ici la notion de point de vue telle qu’elle a été développée dans les travaux d’Alain Rabatel (1997 et 1998). Ce dernier fait une critique de la distinction établie par Gérard genette (1972) entre les trois types de focalisation – focalisation zéro, interne et externe – et propose à la place la notion de point de vue. Il distingue uniquement deux types de point de vue: celui du narrateur et celui du personnage. Le point de vue du narrateur est celui du narrateur omniscient, qui est le sujet percevant, pensant ou analysant. Il correspond à la focalisation zéro chez Gérard genette. Les passages relevant de ce type de point de vue présentent des commentaires et des appréciations du narrateur.

33Dans la classification de Gérard genette, la focalisation externe posait beaucoup de problèmes. Elle n’apparaît généralement que dans de courts passages qui sont d’ailleurs rarement objectifs à cent pour cent. Pour Alain Rabatel ce type de focalisation est inexistant. Il est préférable de parler d’absence de point de vue. Le narrateur omniscient décide à un moment donné de ne pas avoir recours à son omniscience.

34La focalisation interne correspond assez exactement au point de vue tout court, c’est-à-dire au point de vue du personnage. Le récit se fait à partir des perceptions et des pensées d’un personnage. Ce procédé permet au narrateur de donner accès à l’intériorité des personnages.

35Il convient de distinguer le point de vue et le discours rapporté. Comme le souligne Alain Rabatel (1998, p. 13): «Le point de vue s’exprime dans certains énoncés narratifs et non dans les paroles des personnages. En effet, si tel n’était pas le cas, alors le point de vue ne serait qu’une des manifestations des discours direct, indirect, indirect libre et son étude s’inscrirait dans la problématique des discours cités et citants.» Le point de vue correspond à des perceptions et à des pensées non verbalisées, ainsi qu’à des évaluations ou des commentaires réalisés par le personnage ou par le narrateur. Dès que les pensées ou les propos sont verbalisés, lorsqu’ils transposent de façon explicite le discours d’origine, l’on parlera de discours rapporté et non plus de point de vue. Ceci dit, il est vrai que le point de vue du personnage côtoie très fréquemment du discours rapporté, et d’ailleurs la distinction entre les deux n’est pas toujours très nette.

36Voyons un exemple caractéristique de déictiques observationnels ou de perception:

(9) Dans les beaux soirs d’été, à l’heure où les rues tièdes sont vides, quand les servantes jouent au volant sur le seuil des portes, il ouvrait sa fenêtre et s’accoudait. La rivière, qui fait de ce quartier de Rouen comme une ignoble petite Venise, coulait en bas, sous lui, jaune, violette ou bleue, entre ses ponts et ses grilles. Des ouvriers, accroupis au bord, lavaient leurs bras dans l’eau. Sur des perches partant du haut des greniers, des écheveaux de coton séchaient à l’air. En face, au-delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. [DIL Qu’il devait faire bon là-bas! Quelle fraîcheur sous la hêtraie!] Et il ouvrait les narines pour aspirer les bonnes odeurs de la campagne, qui ne venaient pas jusqu’à lui. (Gustave Flaubert, Madame Bovary, 1869 [1945], chap. 1, p. 9)

37Il s’agit d’un récit à la troisième personne et au passé simple. La description suit le regard du personnage de Charles, qui est accoudé à la fenêtre et regarde la ville de Rouen et le paysage. Le narrateur omniscient donne ici accès aux perceptions visuelles du personnage de Charles – la rivière, les ouvriers, les écheveaux de coton, etc.: En face, au-delà des toits, le grand ciel pur s’étendait, avec le soleil rouge se couchant. Les localisations spatiales en face, au-delà des toits permettent d’organiser la description en fonction du regard du personnage. Il s’agit de déictiques observationnels, de perception. Ils correspondent à ce qu’Alain Rabatel appelle le point de vue du personnage. Cette description est suivie par l’expression des pensées de Charles, verbalisées par le narrateur sous la forme d’un DIL: Qu’il devait faire bon là-bas! Quelle fraîcheur sous la hêtraie!

38Il convient de nuancer cette notion de point de vue qui, telle qu’elle a été établie par alain Rabatel, sépare de façon nette la subjectivité du narrateur et celle du personnage. Rien n’indique en (9) que le point de vue du personnage soit exclusif de celui du narrateur. le DIL, nous l’avons vu, permet de doser dans des proportions variables la voix du narrateur et celle des personnages. Nous pensons qu’il en est de même pour les déictiques observationnels. S’il est vrai qu’en (9) la description du paysage suit le regard de Charles, elle s’insère dans une narration qui est prise en charge par le narrateur. La description se fait à partir d’un observateur qui est accoudé à la fenêtre: au regard de Charles, qui est ici dominant, peut venir s’ajouter celui du narrateur.

39Les déictiques peuvent traduire plus nettement le point de vue du narrateur:

(10) […] Mosca fut appelé chez son altesse. Jamais le favori n’avait paru dominé par une plus noire tristesse; pour en jouir plus à l’aise, le prince lui cria en le voyant:
– J’ai besoin de me délasser en jasant au hasard avec l’ami, et non pas de travailler avec le ministre. Je jouis ce soir d’un mal à la tête fou, et de plus il me vient des idées noires. Faut-il parler de l’humeur abominable qui agitait le Premier ministre, comte Mosca de la Rovère, à l’instant où il lui fut permis de quitter son auguste maître? Ranuce-ernest iV était parfaitement habile dans l’art de torturer un cœur, et je pourrais faire ici sans trop d’injustice la comparaison du tigre qui aime à jouer avec sa proie.
(stendhal, La Chartreuse de Parme, [1839] 1962, p. 133)

40Il s’agit là d’un récit basé sur la troisième personne et le passé simple. Le je renvoie au narrateur s’interrogeant à la première personne sur le déroulement de son récit. Le déictique spatial ici renvoie à la narration, il fait partie d’une remarque méta- discursive. Ici pourrait être paraphrasé par à cet endroit de mon récit, du récit que moi narrateur je suis en train de faire. Cet emploi est à mettre en parallèle avec les déictiques temporels renvoyant à la scène narrative tels qu’ils ont été décrits par Marcel Vuillaume (1990, 1993) pour le roman du XIXe siècle. La notion de point de vue vient rejoindre et compléter son analyse – que nous avons exposée plus haut – sans la remettre en cause. Les déictiques apparaissent dans des phrases à l’imparfait ou au passé simple, établissant une divergence temporelle ou spatiale. Ils renvoient à la narration et par là même au point de vue du narrateur.

41Le jeu de la temporalité dans À la recherche du temps perdu de Marcel Proust est particulièrement complexe:

(11) Mais dans l’éducation qu’on me donnait, l’ordre des fautes n’était pas le même que dans l’éducation des autres enfants et on m’avait habitué à placer avant toutes les autres (parce que sans doute il n’y en avait pas contre lesquelles j’eusse besoin d’être plus soigneusem*nt gardé) celles dont je comprends maintenant que leur caractère commun est qu’on y tombe en cédant à une impulsion nerveuse. Mais alors on ne prononçait pas ce mot, on ne déclarait pas cette origine qui aurait pu me faire croire que j’étais excusable d’y succomber ou même peut-être incapable d’y résister. Mais je les reconnaissais bien à l’angoisse qui les précédait comme à la rigueur du châtiment qui les suivait; et je savais que celle que je venais de commettre était de la même famille que d’autres pour lesquelles j’avais été sévèrement puni, quoique infiniment plus grave. Quand j’irais me mettre sur le chemin de ma mère au moment où elle monterait se coucher, et qu’elle verrait que j’étais resté levé pour lui redire bonsoir dans le couloir, on ne me laisserait plus rester à la maison, on me mettrait au collège le lendemain, c’était certain. Eh bien! Dussé-je me jeter par la fenêtre cinq minutes après, j’aimais encore mieux cela. Ce que je voulais maintenant c’était maman, c’était lui dire bonsoir, j’étais allé trop loin dans la voie qui menait à la réalisation de ce désir pour pouvoir rebrousser chemin.
J’entendis les pas de mes parents qui accompagnaient Swann; et quand le grelot de la porte m’eut averti qu’il venait de partir, j’allai à la fenêtre.
(Marcel Proust, Du côté de chez Swann, [1913] 1962, p. 34)

42La Recherche, comme l’on sait, est un récit basé sur la première personne – un narrateur qui dis-je – et sur le passé simple (j’entendis). Comme tout texte autobiographique – réel ou fictif –, il présente un récit rétrospectif en prose qu’un narrateur fait de sa propre existence. Il faut donc distinguer d’une part le je du narrateur (je narrant) et d’autre part le je du personnage (je narré): à chacun de ces deux je corresponds un ancrage énonciatif différent et par conséquent une temporalité différente aussi4. Comme le signale Dominique Maingueneau (2003, p. 57): «si le je du héros d’À la recherche du temps perdu était le narrateur, ce roman perdrait tout sens: son personnage principal se définit précisément par le fait qu’il n’a pas accès au savoir du narrateur et qu’il n’est appelé à coïncider avec lui qu’au terme de l’histoire.»

43Dans notre passage, le narrateur fait le récit d’événements qui ont eu lieu lorsqu’il était enfant. Dans je comprends maintenant, le je renvoie au narrateur adulte, le déictique maintenant, tout comme le présent je comprends, réfèrent à son présent, au présent de la narration. Dans ce que je voulais maintenant, par contre, le je est celui du personnage-enfant, l’imparfait situe les événements dans le passé par rapport au présent du narrateur. Maintenant est un déictique décalé, il introduit une divergence temporelle par rapport au plan non embrayé dans lequel il est inséré. Son repérage se fait par rapport au présent du personnage-enfant. Il présente le point de vue du personnage, qui est le contemporain des événements narrés. Le narrateur s’efface en partie pour mettre en valeur l’espace temporel du personnage, ainsi que sa perception des événements. Ce procédé permet l’identification avec la vision du personnage dans un mouvement d’empathie. Nous entendons par empathie, avec Marie-José Béguelin (2002, p. 29) «la saisie de l’“intériorité” du protagoniste au moment des événements narrés»5. Le deuxième maintenant est donc un déictique de point de vue, dans la mesure où il renvoie à des pensées qui ne sont pas verbalisées de façon explicite.

44L’étude des localisations spatio-temporelles dans la Recherche reste encore à faire. Marcel Proust emploie de façon très complexe les localisations temporelles anaphoriques et déictiques. C’est ainsi que gilles Philippe (2000, p. 47) signale que les localisations temporelles anaphoriques et déictiques alternent parfois sans raison chez le romancier. Il parle ainsi pour l’alternance entre la veille et maintenant d’«un évident sentiment d’instabilité énonciative».

45L’alternance de ces localisations dans la Recherche relève de leur rôle textuel. Les localisations temporelles déictiques, lorsqu’elles apparaissent en emploi décalé, créant une divergence énonciative, correspondent, soit au point de vue du personnage (c’est le cas du deuxième maintenant), soit à un discours indirect libre rapportant les propos du personnage. Dans les deux cas, elles correspondent à une volonté de mise en valeur de l’intériorité du personnage. Les déictiques permettent également un glissem*nt incessant entre les deux je, celui du narrateur et celui du personnage, et par conséquent entre les deux temporalités. Les localisations temporelles anaphoriques – c’est le cas en (11) pour cinq minutes après et le lendemain – sont intégrées au système temporel du récit et permettent par ailleurs une vision des événements extérieure au personnage. Elles sont prises en charge par le narrateur.

46L’on remarque par ailleurs dans la Recherche que les expressions anaphoriques du type le lendemain sont particulièrement fréquentes dans les phrases avec un sujet il, c’est-à-dire portant sur un personnage autre que le je de l’enfant. Les déictiques de point de vue, reflétant l’intériorité du personnage, sont par contre très fréquents lorsqu’il s’agit du je du personnage-enfant.

47Deux études antérieures rejoignent cette analyse: d’abord Dominique Jouve (1992) et ensuite Mireille Noël (1996) se sont intéressés à l’emploi que fait Julien Gracq de maintenant + imparfait/passé simple dans Au Château d’Argol. La description que ces deux auteurs en donnent en fait un déictique de point de vue. Mireille Noël (1996, p. 165) signale que «chaque maintenant désigne très nettement un événement intérieur vécu, dans la conscience des personnages, et, parmi ces événements, ceux qui sont nécessaires à la progression du récit».

(12) Et, derrière lui, et dans son cerveau qu’ils atteignaient dans les régions aiguës où siègent les sens exacerbés, résonnèrent des pas au fond de la nuit glaciale […]. Et, perdant le soule, Il sentit maintenant que les pas allaient le rejoindre, et, dans la toute-puissante défaillance de son âme, il sentit l’éclair glacé d’un couteau couler entre ses épaules comme une poignée de neige.
(Julien Gracq, Au Château d’Argol, 1938, p. 95, cité par Mireille Noël 1996, p. 171)

48D’après l’analyse de Mireille noël (ibid., p. 162-163): «la focalisation interne nous projette dans la conscience d’Albert» ou encore «le lecteur est projeté dans le “présent” des personnages, dans leur hic et nunc fictionnel.» Il faut noter la divergence énonciative, l’emploi de maintenant avec un passé simple: maintenant se repère par rapport au présent du personnage, et non pas par rapport au plan non embrayé basé sur le passé simple. Signalons également que la subjectivité de maintenant «est très nettement marquée par des verbes de perception renvoyant à un “processus intérieur”» (ibid., p. 163): en (12) c’est le verbe sentir qui marque la perception et le point de vue du personnage. Cette même fonction est remplie ailleurs dans le roman par les verbes paraître à, sembler à, croire, sentir, éprouver, etc.

49Signalons pour finir que ces déictiques, tant chez Marcel Proust que chez Julien Gracq, ont pour fonction de structurer le récit, ils marquent le début d’une étape dans le déroulement temporel du récit. C’est ainsi que souvent maintenant vient s’opposer à une localisation temporelle qui précède. En (12) il s’oppose à tout à l’heure, présent dans le contexte antérieur. Pour Dominique Jouve (1992, p. 360-361), dans Au Château d’Argol «le texte construit ses propres repères. […] Maintenant désigne le moment que le récit se donne comme nouveau point de départ, celui qui, par rapport à un continuum, s’est détaché comme un événement.» Ils ont en ce sens une fonction narrative et renvoient autant à la narration qu’à l’intériorité du personnage.

50Dans les récits ayant pour temps de base le présent de narration, ce temps alterne généralement avec le passé simple. Le présent de narration peut constituer cependant à lui seul le temps perfectif du récit, en complémentarité ou non avec l’imparfait. Les textes que nous abordons ici sont des biographies, des autobiographies, des récits de voyage.

51Il y a eu récemment un renouvellement important des études portant sur les temps verbaux et, notamment, sur le présent de narration. Cependant les localisations spatio-temporelles associées à ce temps verbal n’ont pas été étudiées en profondeur.

52La conception traditionnelle du présent considère que ce temps a avant tout une valeur déictique, il marque la coïncidence avec le présent du locuteur. Les autres emplois du présent ne seraient que secondaires par rapport à cette valeur première énonciative. Le présent de narration devient ainsi un emploi décalé par rapport au présent de l’énonciation.

53Des travaux récents ont mis en question cette conception traditionnelle du présent6. Ce temps est considéré aujourd’hui comme une forme temporellement neutre, n’ayant pas de valeur temporelle propre. «La forme de présent pourra […] constituer le noyau verbal de n’importe quel énoncé en n’importe quel contexte temporel. Elle sera compatible avec toute datation passée ou future, et avec la valeur panchronique des proverbes et des vérités générales» (Mellet 1998, p. 204). L’interprétation temporelle des formes de présent se fait à partir d’indications fournies par le contexte discursif. La valeur énonciative, déictique, renvoyant au présent du locuteur, ne sera alors que l’interprétation par défaut, en l’absence d’autres repères.

54Le présent de narration peut être employé dans un contexte narratif passé et présente alors un décrochage énonciatif par rapport au temps de la narration. «Nombreux sont les commentateurs qui ont observé que le présent de narration permet de faire revivre le passé sous les yeux du destinataire» (Mellet 2001, p. 32). aspectuellement, le présent présente le procès dans son déroulement même. Les événements sont envisagés dans leur devenir.

55L’on considère aujourd’hui que le présent de narration suit par lui-même à présenter le procès comme actuel. Comme le signale Sylvie Mellet (2001, p. 37): «C’est le procès lui-même qui fournit son propre repère ou, plus exactement, c’est la borne droite du procès qui constitue ce repère où qu’elle se situe sur la ligne du temps. L’on voit donc que ce point de repère est par définition mobile: il suit le déroulement du procès. […] C’est ce que nous avons appelé un auto-repérage du procès, formule voulant signaler l’autonomie complète du repérage du présent par rapport aux repères déictiques ou anaphoriques préalablement construits: le présent crée sa propre actualité par son énonciation même.»

(13) C’est aujourd’hui, 19 Brumaire an VIII, 10 novembre 1799, le dernier acte.
Napoléon, depuis le salon, regarde le ciel gris. Il bruine. Le feu, dans la cheminée, a du mal à prendre. L’humidité imprègne la pièce.
Rue de la Victoire, il y a moins de personnes présentes qu’hier matin. On chuchote. Ceux qui sont là sont des hommes sûrs. Mais il faut cependant aller de l’un à l’autre, parce que certains ont déjà exprimé des craintes. Comment vont réagir les députés des deux assemblées? Se laisseront-ils convaincre? Hier, on l’a emporté par surprise. Ils ont eu la nuit pour se concerter.
(Max Gallo, Napoléon, Le Chant du départ, 1997, t. 1, p. 484)

56Cet extrait présente un récit biographique à la troisième personne. Le temps de base est le présent de narration, qui alterne sporadiquement avec des passés simples. Dans notre passage, le référent du présent de narration, comme celui du déictique aujourd’hui, est précisé par une date complète 19 Brumaire An VIII, 10 novembre 1799. C’est donc le contexte linguistique qui explicite le repérage du présent de narration. Ceci dit, ce présent n’est pas un temps anaphorique, le repérage absolu ne fait qu’expliciter le référent. Le présent de narration s’auto-repère, il pose lui-même un repère temporel sur lequel il s’appuie. Les déictiques associés au présent de narration prennent appui à leur tour sur ce présent. En (13) aujourd’hui se limite à marquer un jour qui coïncide avec le repère fourni par les procès au présent. Le repérage de hier matin se fait également par rapport au présent.

57Par ailleurs, dans aujourd’hui, hier matin, le point de vue du narrateur coïncide avec celui du personnage. Il n’y a plus de divergence énonciative, puisque le déictique renvoie à la fois aux deux subjectivités, celle du narrateur et celle du personnage. Il n’y a plus de divergence temporelle, non plus, puisque le temps de la narration coïncide avec le temps des événements racontés.

58Le déictique hier fait partie d’un glissem*nt au DIL: Comment vont réagir les députés des deux assemblées? Se laisseront-ils convaincre? Hier, on l’a emporté par surprise. Ils ont eu la nuit pour se concerter. Le DIL est marqué tout d’abord par certains ont déjà exprimé des craintes, ainsi que par les énoncés interrogatifs et par l’emploi de l’indéfini on. Hier sera donc un déictique de DIL, il se repère par rapport au temps de l’énonciation du discours d’origine. Il faut noter que dans un récit au présent de narration, les temps du DIL sont les mêmes que ceux du discours direct tenu à l’origine par le personnage. Il n’y a pas de décalage entre discours direct et DIL, il n’y a pas d’effet de contraste. L’on pourrait même considérer ici qu’il s’agit non pas d’un DIL, mais d’un discours direct libre (DDL).

59Le présent de narration efface également le décalage entre les énoncés narratifs et le DIL. Les limites entre le récit et le DIL deviennent alors très loues. Le présent permet de glisser facilement du récit pris en charge par le narrateur à la représentation de discours tenus par un personnage. Le rôle du présent dans la biographie de napoléon par Max Gallo est de faciliter le passage d’une vision extérieure d’un narrateur à la vision intérieure des personnages. Le présent, tout comme les déictiques et le DIL, fait partie des procédés linguistiques qui permettent la perception des événements à partir de la conscience du personnage de napoléon et par conséquent l’identification avec lui.

60L’analyse est la même pour le récit autobiographique à la première personne. Roald Amundsen fait en (14) le récit de son expédition dans les régions arctiques qui a eu lieu quelques années auparavant. Il s’agit donc de souvenirs rédigés a posteriori. Le présent est bien un présent de narration, il alterne d’ailleurs avec le passé simple.

(14) Le 11, très loin, au-dessus de l’uniforme blancheur de la banquise, apparaît une dent de scie bleuâtre: la côte du Groenland aux environs du cap Farvel. Deux jours après, nous longeons nos premiers icebergs, de monstrueux édifices dont les dimensions frappent de stupeur les novices de l’Arctique. Suivant toute vraisemblance, sur toute cette glace il y a du gibier; aussi, avec quelle anxiété les chasseurs du bord surveillent-ils l’horizon! Dans les conversations, il n’est plus question que d’ours, de phoques, voire de baleines. D’ours, nous n’en vîmes guère pendant le cours de notre expédition; aujourd’hui, sauf dans les régions dont l’accès est rendu difficile par l’abondance des glaces, cet animal est devenu très rare et même a disparu. Mes compagnons doivent donc se rabattre sur les phoques, de fort belles pièces encore.
Le 24 juillet seulement, nous arrivons à hauteur de la colonie danoise de Sukkertoppen. Aujourd’hui, par exception, un clair soleil luit dans un ciel bleu, le premier jour d’été depuis le départ.
(Roald Amundsen, De l’Atlantique au Pacifique par les glaces arctiques, 1903-1906, dans Le Passage du Nord-Ouest, 1992, p. 55-56.)

61Ce texte présente une grande complexité énonciative et temporelle. Le narrateur utilise le passé simple pour raconter les événements après-coup, en marquant une rupture avec la situation de l’énonciation, avec son présent de narrateur. Il y a par ailleurs le je du narrateur-personnage, qui vit les événements au jour le jour. Le temps employé est alors le présent de narration.

62Deux jours après est une localisation temporelle discursive, anaphorique, faisant partie du récit au présent de narration. Le passé simple D’ours, nous n’en vîmes guère… introduit une rupture temporelle: le narrateur situe les événements racontés dans un passé révolu, coupé de son présent. La phrase suivante aujourd’hui, sauf dans les régions… constitue un commentaire du narrateur qui parle à partir de son présent. Le premier aujourd’hui, ainsi que les passés composés qui l’accompagnent, renvoient au présent du narrateur, c’est-à-dire à la date de rédaction de l’ouvrage par Roald amundsen. Le récit se poursuit au présent de narration. Ce temps efface le décalage entre le présent du narrateur et le temps des événements racontés, celui du narrateur-personnage. Le deuxième aujourd’hui tire son référent du repère temporel posé par le présent de narration. Ce repère est à son tour explicité discursivement: le 24 juillet. Ce déictique aujourd’hui laisse apparaître le point de vue du narrateur-personnage, qui se pose en témoin des événements.

*

63L’étude des repérages spatio-temporels est en rapport avec les phénomènes d’hétérogénéité temporelle et énonciative dans le récit. Les déictiques ne sont pas incompatibles, loin s’en faut, avec le passé simple. Un déictique employé dans un récit basé sur le passé simple introduit une divergence temporelle et énonciative. Il y a, d’une part, le plan des événements racontés, les passés simples se repèrent de façon anaphorique les uns par rapport aux autres. Il s’agit d’un plan non embrayé, coupé de toute instance énonciative. L’apparition, d’autre part, d’un déictique dans ce contexte provoque un double repérage, la divergence venant de la juxtaposition de deux systèmes temporels différents. Tout déictique renvoie à une subjectivité, à un sujet de conscience, il suppose par conséquent un embrayage.

64Dans le roman du XIXe siècle, qui présente de façon explicite une fiction secondaire, narrative, à l’intérieur de la fiction première, les déictiques renvoient à la scène narrative. Ils correspondent ainsi au point de vue du narrateur.

65Les déictiques compatibles avec le passé simple peuvent correspondre aussi à un discours rapporté. Il s’agit alors de déictiques de DIL qui, de façon polyphonique, laissent entendre la voix d’un personnage, parlant à partir de son présent.

66La divergence énonciative peut être causée également par un déictique de point de vue. Ce sont là des localisations spatiales ou temporelles qui permettent d’appréhender les événements à travers la perception ou la pensée non verbalisée d’un personnage.

67Dans le récit au présent de narration il y a coïncidence du temps de la narration et du temps de l’énoncé. Il n’y a plus par conséquent de divergence temporelle ou énonciative.

68Les localisations spatio-temporelles obéissent dans le récit à des contraintes textuelles et narratives, elles facilitent:

  1. La structuration, la planification hiérarchique du récit, la démarcation d’épisodes.

  2. La polyphonie du récit: elles laissent entendre la voix du narrateur ou celle des personnages.

  3. Les changements de perspective: le passage du point de vue du narrateur à celui d’un personnage.

Les voix du récit : fonctions textuelles et énonciatives des localisations spatio-temporelles dans le récit (2024)

References

Top Articles
Latest Posts
Article information

Author: Jeremiah Abshire

Last Updated:

Views: 6275

Rating: 4.3 / 5 (74 voted)

Reviews: 89% of readers found this page helpful

Author information

Name: Jeremiah Abshire

Birthday: 1993-09-14

Address: Apt. 425 92748 Jannie Centers, Port Nikitaville, VT 82110

Phone: +8096210939894

Job: Lead Healthcare Manager

Hobby: Watching movies, Watching movies, Knapping, LARPing, Coffee roasting, Lacemaking, Gaming

Introduction: My name is Jeremiah Abshire, I am a outstanding, kind, clever, hilarious, curious, hilarious, outstanding person who loves writing and wants to share my knowledge and understanding with you.